« La vente du siècle », la collection Pierre Bergé et Yves Saint Laurent
- Ex-Situ - Courant d'art
- 5 mars 2021
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 7 mars 2021

On dit souvent que l'art n'a pas de prix ; Christie's, Phillips, ou encore Sotherby's font la preuve du contraire. Ces grands noms de maisons de ventes aux enchères réalisent pour des centaines de millions de dollars de ventes d'œuvres d'art chaque année.
Si cet aspect marchand du monde de l'art est parfois mal perçu par les chercheurs et les universitaires, il fait néanmoins beaucoup fantasmer. En 2019, Sotherby's et Christie's représentaient à eux seuls presque 60% de l'argent brassé dans le monde par les ventes aux enchères, soit respectivement 623 millions et 482 millions de dollars de lots vendus[1]. L'objet d'art s'étant vendu le plus cher dans l'histoire fut le Salvator Mundi attribué à Léonard de Vinci, adjugé pour la somme de 450,3 millions de dollars en 2017 chez Christie's. En 2018, David Hockney devenait l'artiste vivant le plus cher au monde en vendant pour 90,3 millions de dollars l'oeuvre célébrissime Portrait of an artist (pool with two figures), chez Christie's également.
Parmi toutes ces ventes d'exception aux chiffres exorbitants, une revient souvent comme particulièrement remarquable. Elle fut qualifiée rapidement de « vente du siècle », un titre qu'elle garda jusqu'en 2018 lorsqu'elle fut détrônée par la vente de la collection de David et Peggy Rockefeller qui totalisa sur trois jours de vente un peu plus de 832 millions de dollars (soit environ 685 millions d'euros) pour plus de 1500 lots.
Bien que le résultat de cette dernière soit plus élevé, elle ne détrône pas pour autant l'aspect exceptionnel de la vente de la Collection Yves Saint Laurent et Pierre Bergé par Christie's Paris, qui totalisa 373,9 millions d'euros (soit environ 530 millions de dollars) pour 733 lots en 2009.
Outre le record qu'avait alors représenté le total de la vente, celle-ci se montre unique par bien d'autres aspects. Le catalogue de la vente, comptais 1800 pages en cinq volumes, pesait dix kilos et coutait 200 euros. L'exposition précédant les trois jours d'enchères au Grand Palais avait attiré 30 000 visiteurs sur seulement deux jours et demi. Parmi les 733 lots proposés, soixante et un ont dépassé le million d'euros, seize ont excédé les cinq millions.
Tant par la quantité que par la qualité et la variété des œuvres, la vente est unique en son genre. S'y côtoyaient peintres impressionnistes et modernes, orfèvreries, arts décoratifs, arts asiatiques, arts islamiques et mobilier précieux. Parmi les plus grands noms se trouvaient un Matisse, les Coucous, tapis bleu et rose, vendu pour 35,9 millions d'euros, un Brancusi, Madame L.R., pour 29,18 millions d'euros, un Mondrian, Composition avec bleu, rouge, jaune et noir pour 21,56 millions etc. De Chirico, Géricault, Duchamp, Klee, Degas, Gauguin, Redon, Léger, Mondrian, Ingres, David, etc. sont tant de noms ayant façonné l'histoire de l'art, tous réunis en une collection mythique amassée durant plus de cinquante ans[2].

Yves Saint Laurent devant Les couscous, tapis bleu et rose
Cette vente, au delà de chiffres faramineux et de noms d'artistes plus célèbres les uns que les autres, représente avant tout le témoignage d'une l'histoire d'amour entre YSL et Pierre Bergé ainsi que de longues années de complicité et de recherche du beau. La vente se passe moins d'un an après la mort du grand couturier. Pierre Bergé déclare au Figaro à ce propos : « Je ne fais pas confiance à l'au-delà. J'ai préféré tout organiser de mon vivant, ce que n'aurait peut-être pas fait Yves. Je ne pouvais réaliser cette vente qu'après sa mort. La page est bel et bien tournée. »[3].
L'art et les grands artistes font partie des thématiques chères au couturier. Il débute sa carrière chez Dior, mais crée sa propre entreprise en 1961, à seulement 25 ans avec son compagnon Pierre Bergé. En 1965 il crée la première robe Mondrian, suivie plus tard de la collection « Pop Art » mais aussi des collections inspirées de Matisse et Van Gogh dans les années 1970, et de Picasso la décennie suivante[4] [5].

Les robes Mondrian devant l'oeuvre originale Composition C (No III)
La collection d'art de YSL et Pierre Bergé se constitue dès les années 50, principalement approvisionnée par les antiquaires Nicolas et Alexis Kugel avec qui le couturier entretient une relation d'amitié. Yves Saint Laurent dit à ce propos : « Je ne collectionne pas, j'accumule. Ce sont des pulsions naturelles (…). J'ai de la chance : j'ai souvent trouvé les plus beaux objets en passant, la nuit, devant une vitrine ». La plupart des artistes qu'il collectionne se retrouvent alors dans ses productions, il crée une passerelle entre les arts, de la peinture à la haute couture et au prêt à porter.
Pour YSL le collectionnisme est un art à part entière, ses maisons sont des installations artistiques qui font dialoguer des personnalités et des époques toutes très différentes. Le choix des œuvres, aujourd'hui dissociées les unes des autres par la vente aux enchères était alors parfaitement réfléchi pour créer une atmosphère précise. Ces œuvres étaient l'occasion pour Yves Saint Laurent et Pierre Bergé de recréer chez eux le décor traditionnel des intérieurs parisiens bourgeois qui leur était si cher et qui était alors en baisse de popularité chez les riches franciliens des années 1960/1970.
YSL avait un talent de découvreur, il vit avec des œuvres de Warhol, avec qui il se lie d'amitié en 1968[6], quand seulement peu d'institutions n'en veulent, il commande également des pièces de mobilier aux Lalanne quand ils sont encore inconnus. Pourtant, c'est plus généralement la recherche d'un temps perdu qu'il entreprend, comme une sorte de nostalgie des années 1925 qui pour lui est une époque où l'on osait vivre l'art pour l'art. C'est d'ailleurs ce qu'on lui reproche en 1970 à l'occasion de la présentation de sa collection « Libération » inspirée par la mode durant la seconde guerre mondiale sur laquelle il travaille avec Paloma Picasso (la fille de Pablo Picasso et Françoise Gilot). Le New York Herald Tribune la qualifie de « completely hideous », alors que le figaro écrit « une nostalgie de cette époque… et l’excuse de ne pas l’avoir connue ».
Une nostalgie plutôt mal perçue, mais pour un temps seulement. À l'occasion de cette vente, c'est tout un monde du marché de l'art alors en veille, qui se réveille et qui se tourne vers Paris, redevenant au grand dam de New York et pour quelques jours, le centre de la vie artistique mondiale. Cette nostalgie devient une marque de fabrique du couturier, elle attire les acheteurs du monde entier qui veulent eux aussi posséder une part de cette nostalgie du goût français et de ce que fut la vie d'une des plus grandes personnalités du monde de la haute couture.

Yves Saint Laurent et Pierre Bergé dans leur appartement, grand salon du 55 rue de Babylone, Paris, 1982. Photographie de Vladimir Sichov.© Succession Picasso 2017
C'est ainsi une vie extraordinaire, des rencontres opportunes et un attachement profond au beau et à l'ancien qui ont permis à Yves Saint Laurent et Pierre Bergé de constituer une des collections les plus remarquables jamais vues en Europe. De quoi expliquer l’engouement qu'elle suscite en 2009 lorsqu'elle est présentée à la vente, et représente l'occasion de découvrir des œuvres remarquables, mais aussi et surtout un aspect personnel de la vie du couturier : une collection à l'image de son goût et de ses inspirations. Loin de l'ostentatoire que l'on prête à celle des Rockefeller et son aspect de « réussite à l'Américaine », la collection penche plutôt du côté du « chic à la Française », de l'intime et de l'élégant.
La vente n'a pas seulement brassé des millions au profit des commissaires priseurs de chez Christie's et de Pierre Bergé, mais aussi à celui de la fondation "Yves Saint Laurent et Pierre Bergé", d'associations pour la lutte contre le sida, et enfin des musées Français. Car ce sont en réalité un grand nombre d'oeuvres de la vente que l'Etat a pu racheter, ou obtenir gratuitement, offertes par le compagnon du grand couturier.
Le monde de la vente aux enchères n'est alors pas seulement un moyen pour les milliardaires d'acquérir des ressources non imposables et de sécuriser leurs fonds à grand coup de fondations, à la manière du mondialement connu François Pinault[7] et de ses quelques 2800 œuvres qui seraient estimées par son bilan 2016 à une valeur de 822 millions. Il est aussi une opportunité de dynamiser le monde de la culture qui est en recul presque constant depuis des années, plus particulièrement récemment, et de proposer aux regards des objets uniques, issus de collections privées, que le public peut alors découvrir comme une plongée dans l'intimité d'une élite intellectuelle et financière. L'art est un business, et il est idyllique de penser qu'il pourrait se passer de ce genre d'évènements et personnalités, mais au delà de ça, cet aspect marchand est aussi profitable à la pérennité des œuvres et des institutions tant par le mécénat que par l'existence de ces fondations, ou des ventes aux enchères et des galeries.
Océane Verdier
[1]Plus de détails sur le site de artprice, article : « les meilleures Maisons de ventes » : https://fr.artprice.com/artprice-reports/le-marche-de-lart-contemporain-2019/les-meilleures-maisons-de-ventes
[2]Détails de la vente consultable sur le site web de Christie's : https://www.christies.com/en/auction/collection-yves-saint-laurent-et-pierre-berg-22294/?filters=&intsaleid=22294&lid=1&page=5&searchphrase=&sortby=lot_number
[3]Béatrice de Rochebouët, « Saint Laurent, Bergé, les coulisses de la vente du siècle », le Figaro, 16 janvier 2009, consultable sur : https://www.lefigaro.fr/culture/2009/01/16/03004-20090116ARTFIG00002-saint-laurent-bergerles-coulisses-de-la-vente-du-siecle-.php
[4] Voir le site du musée YSL Paris : https://museeyslparis.com/evenements/linfluence-de-lart-dans-luvre-dyves-saint-laurent
[5]Plus d'informations : Corinne Jeammet, « Yves Saint Laurent: ses rencontres avec l'art, de Piet Mondrian à Claude Lalanne », Franceinfo culture, 13 février 2019, consultable sur : https://www.francetvinfo.fr/culture/mode/yves-saint-laurent-ses-rencontres-avec-l-art-de-piet-mondrian-a-claude-lalanne_3383901.html
[6]Plus d'informations sur la rencontre entre Warhol et YSL : https://museeyslparis.com/biographie/rencontre-avec-andy-warhol
[7]Pour plus d'informations : Margo Vansynghel, « Un regard sur la collection d'une des figures les plus influentes du monde de l'art », l'écho, 21 mars 2019, consultable sur : https://www.lecho.be/sabato/art/un-regard-sur-la-collection-d-une-des-figures-les-plus-influentes-du-monde-de-l-art/10109615.html
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